jeudi 30 octobre 2008
toc toc toc
Comme ça que ça s'annonce chez ceux qui ont pas l'usage de la sonnette!
Puis t'as le "entrez!" ou bien t'as pas du tout le "entrez!"
Tu rentres quand même!
Dès que t'es dedans, ça piaffe, ça rouspète, qu'importe t'es dedans!
Ta patibulaire de tronche présage quelque chose qui fait pas-nique!
Y en a qui veulent se questionner: "d'où il sort le zouave?" que déjà, verbalement, tu crayonnes ta tronche:
"Ambara Martin. Suis-je bien aux Franco-machins de Limoges?"
Le mec d'à côté, celui qui vigile derrière la porte a pas le temps d'achever son "ehheu...ouais!"
Tu gagnes ta crèche dans la Maison des Auteurs.
Et là tu te hurles à toi-même:
"Ici ressuscitera Osiris, ma parole!"
mercredi 8 octobre 2008
HABITER LES TERRES - 3
Ils ont les mains calleuses.
Les mots francs
Et le regard rempli d’une fraternelle amitié à l’égard de Maurice.
Maurice est en arrêt de travail.
Une mauvaise opération.
Mais les gars ne le laissent pas tomber.
On est mercredi après-midi et ils viennent en délégation tenir conversation à leur collégue-voisin-ami.
Ils arrivent
Un livre dans une main pour les longues journées actuelles de Maurice,
Une bouteille dans l’autre, pour les prochains jours meilleurs.
La virile camaraderie dont ils font preuve, est touchante.
Quelque chose semble les lier au-delà du fait qu’ils habitent tous la même campagne.
Mais je ne parviens pas à déceler de quelle étoffe est fait ce lien particulier.
Je cesse de vouloir comprendre,
Et je m’installe dans mon poste de prédilection : celui de l’écoute.
Ils entament une conversation que j’ai du mal à suivre…
Ils ont un accent terrible.
J’adore.
Ils parlent de poisson mort dans un bassin
De bassin qui a dû être vidé,
Pour récupérer le poisson.
De bonnes femmes débiles qui ont chialé contre la mort du poisson.
Ils parlent aussi de moustaches.
Doit-on teindre ou pas sa moustache?
Voilà une question de haute importance.
Mais une chose est certaine Maurice ne voudrait pas couper la sienne pour tout l’or du monde.
Ça non,
Sa moustache, il y tient!
Déclare-t-il,
Clouant le bec, aux jeunes blancs-becs frais rasés
Qui le haranguent du haut de leur amitié.
C’est un chaos extraordinaire qui se déploie devant moi.
On offre des bières.
Et, en faisant le tour de la table pour compter le nombre de bières que Maurice doit sortir du frigo…
On se rappelle que je suis là :
Subitement démunie, gênée.
J’aimais être invisible au milieu de leur tonitruant quotidien.
Serge, le passeur, celui qui me fait visiter avec générosité sa Corrèze et ses habitants, me sauve.
« Elle est là pour écrire sur la région. Elle vient du Québec. Elle rencontre des gens. Après elle écrit. »
N’en fallait pas plus.
Le plus jeune : Qu’est-ce qu’on lui raconte? Les gars, on lui raconte nos histoires de syndicalistes?
Le moins jeune : Houla, avec ça, elle en a pour faire trois romans!
Rire général.
Moi, l’étrangère : Vous êtes tous dans le syndicat? Dans le même syndicat? Vous travaillez tous au même endroit?
La femme de Maurice, qui arrive sur l’entre fait : Pas moi, je ne suis pas dans le syndicat. Ça me permet de les avoir à l’œil.
Moi, l’étrangère : Mais vous travaillez au même endroit?
La femme de Maurice : L’usine. Tout le monde travaille à l’usine ici. Pas compliqué.
Maurice, qui lisse sa moustache : L’usine… tiens, de ça tu pourrais parler. Parler de l’usine, c’est parler de toute l’histoire de la région. Depuis l’après-guerre jusqu’à là, aujourd’hui.
Voilà donc la nature du lien particulier qui les unit et que je ne savais saisir : celui des luttes syndicales. Celui de la résistance de l’ouvrier.
Maurice : La Marque, c’est ça qui fait vivre notre région.
Le plus jeune : Moi j’étais pas encore en âge de travailler, mais c’est l’usine qui a remonté le pays après la guerre.
Moi, l’étrangère : Qu’est-ce que vous y fabriquez?
La femme de Maurice : Des pièces de métal. Quand on a commencé là, on faisait des pièces d’armement.
Le moins jeune : Après ça été des vélos. Les Vélos Clément. Après des autos. Mais là, c’est les Américains qui ont racheté… ça a changé…
Moi, l’étrangère : Ça ne vous a jamais dérangé de fabriquer de l’armement? Vous y pensiez jamais? Que c’était quand même pour faire la guerre…
Le plus jeune : Oui, un peu. Mais y’a rien que ça dans la région. On y pensait des fois… C’est sûr. Mais c’était quoi les choix. Il n’y en avait pas. Ça fait que tu le fais, puis c’est ça…
Maurice : Les autos aussi ça tue quant à ça! Je suis sûr qu’il y a plus de morts causés par les voitures que par la guerre chaque année.
La femme de Maurice : Oui, moi aussi je pense ça. Et quand on fait du travail à la chaîne, on s’en rend pas trop compte. Nous autres on n’a jamais travaillé avec les poudres. On faisait juste la pièce! Du métal, c’est du métal. C’est pas mal plus dur de faire une pièce de voiture qu’une pour de l’armement. Moi je suis au calibrage. Pour un frein, il faut que tu sois au ¾ de centimètre. Pour l’armement, mon superviseur me disait : C’est pas grave. C’est fait pour tuer. Si c’est pas bien fait, ça explose avant, ça tue le gars qui allait tuer l’autre, ou encore, ça explose trop tard pis l’autre il est content de s’en tirer. Tandis que les voitures, faut que ce soit toujours précis. »
Moi, l’étrangère : « Et vous savez à quelle guerre cela servait? »
Maurice : C’était après la nôtre de guerre. Les pièces ne restaient pas sur le continent européen.
Le plus jeune : C’est pour les pays pauvres. Ou pour les compagnies d’armement américaines…
Le moins jeune : Autant dire la même chose…
Moi, l’étrangère : Et aujourd’hui, ce sont les Américains qui ont racheté l’usine.
Tous : Oui.
Un temps.
Serge resté muet jusque là : Ça t’intéresse l’histoire de La Marque? Quand tu reviendras je t’amènerai voir un ami; il a conservé tout ce qui concernait l’usine depuis des années. Il va ouvrir un musée en septembre. Quand tu reviens je t’y amène. Si tu veux.
Serge, toujours à se faire le médiateur. C’est beau cette façon qu’il a de témoigner son attachement à sa région en mettant les autres de l’avant. Oui, j’irai avec plaisir à ce musée de La Marque…
La journée se termine, je me réinstalle dans la voiture qui me ramène à Limoges. Côté passager. Mon accompagnatrice, et maintenant amie, Véronique conduit tout en activant sa mémoire : pour qu’on n’oublie rien. Je note tout ce qui s’est dit. Ne pas perdre une ligne de ce que Maurice et les syndicalistes nous ont raconté…
Et puis, maintenant que tout a été consigné dans mon cahier… Le silence.
Un silence lourd. Parce que chargé du sous-texte qui se cache derrière cette conversation d’après-midi aux apparences banales.
Avec l’histoire de la Marque, de ces quatre ouvriers, c’est à l’histoire du siècle moderne tout entier que nous touchons. Je ne suis pas historienne, je suis même plutôt nulle, ne sachant jamais retenir dates et faits importants. Mais cet après-midi, loin des manuels, des infos-télés et des paroles politiques, par le biais de la voix de Maurice et ses syndicalistes, je comprenais réellement ce que signifie la convergence des intérêts.
Une France d’après-guerre, désabusée, rompue, qui a besoin de refaire sa beauté, offre des emplois manufacturiers à sa population. L’énergie de la reconstruction est bonne pour le pays. Les intérêts étrangers y trouvent là main d’œuvre et cœur au ventre. Ils y investissent. Le rêve d’émancipation de la classe ouvrière nous amènera à 68. La liberté et l’appartenance à la classe moyenne s’acquièrent à coup de luttes syndicales. L’usine de Tulle ne fait exception. Maurice et ses amis sont des combats. On se bat pour son lopin de terre, pour l’éducation des générations à venir, pour la qualité de vie. C’est noble.
Pendant ce temps, les étrangers, ceux de l’autre continent, auront bien compris que cette énergie formidable peut être mise à profit. Alors, on fait rouler l’économie à coup de manufacture d’armement et de voitures. On capitalise sur les conflits du sud en leur vendant de l’armement… conflits qui ne sont pas si étranger au besoin croissant de carburant nécessaire pour faire fonctionner les voitures manufacturées au même endroit… On fait de l’argent, du gros argent, et une fois cet argent fait, nous rachetons l’usine et le savoir faire de l’étranger. Privilège du jeune continent : la superpuissance États-Unienne sait comment gagner sa partie de dominos.
Ce cours d’histoire est bien simpliste, je vous l’accorde. N’empêche que c’est tout de même un étrange sentiment que celui de sentir que de ce petit coin de jardin, à Saint-Bonnet Avalouze, cet après-midi, ce sont aux enjeux planétaires de notre société moderne que nous touchons derrière les vies simples de ces hommes au cœur militant.
Vaste petit monde que nous habitons...
Souhaitons que la force de la simplicité,
Et les luttes pour la fraternité
Emporteront le combat pour l’avenir
Dans lequel nous sommes engagés.
mardi 19 août 2008
Cocktaïl Kafkaïne de Mustapha Benfodil. (14)
lundi 18 août 2008
Interview de Mustapha Benfodil.
Cocktaïl Kafkaïne de Mustapha Benfodil. (13)
jeudi 14 août 2008
HABITER LES TERRES - 2
Embrasser une joue de grand-mère
Mettre le pied dans son jardin
Et les fossettes rosissent
Des tâches de rousseurs apparaissent
Tu portes une salopette
Les pieds dans la bouette.
Et tu te sens coupable d’avoir mangé les derniers biscuits.
Les joues de grand-mère
Ont un pouvoir
Considérable
Sur le calendrier de nos vies.
Embrasser une joue de grand-mère
Et l’espérance d’avoir une peau si accueillante
Lorsque la vieillesse aura pris d’assaut les os
Te prend, te surprend, t’éprend.
Et la journée se couvre du châle de la nostalgie
La nôtre : d’enfant dépassé
La sienne : de vie trop entamée.
La table est mise,
Pleine de saveurs d’années antérieures
Et au centre, pour occuper l’espace
Pour faire oublier le bois craqué de la vieille table
Une dentelle de souvenirs
Brodée des mots de la mémoire.
Embrasser une joue de grand-mère,
C’est passer l’après-midi à écouter
Ce qui nous a jusqu’alors échappé.
MAMIE VONVON ET MADAME DUMOND
Ma deuxième visite en Corrèze m’amène du côté de l’âge. Je rencontre deux vieilles dames extraordinaires. En sol français tout le monde dit : « des mamies », pour désigner les vieilles dames.
« T’as vu la mamie qui traverse la rue? », « Tu connais la Mamie qui habite cette maison? », « Tu as rencontré la Mamie du village? »
À mes oreilles, le mot mamie, ou plutôt le mot grand-maman puisque mamie est très peu utilisé chez-moi, a toujours désigné le possessif, le personnel, le familial. Mais ici, la mamie – et le papi aussi bien sûr – porte le nom de son rang social. Celle ou celui qui a l’âge d’être grand-mère, grand-père. Celle ou celui qui détient la mémoire d’un temps dont les jeunesses ignorent les vérités. Une vieille dame n’est pas qu’une vieille dame, elle assume le rôle de mamie de la communauté. J’aime bien cette façon de concevoir cette « fonction » sociale de la grand-mère.
Moi qui n’a jamais été proche de mes grand-mamans, voilà que j’emprunte deux Mamies à la Corrèze, tout un après-midi durant.
L’une s’appelle Mamie Vonvon,
L’autre Madame Dumond.
Toutes deux la quatre-vingtaine entamée
Toutes deux la ferveur des résistantes.
L’une habite La Bouledoire
L’autre Saint-Bonnet Avalouze,
Même département
Quelques kilomètres à peine de distance
Et pourtant à des histoires-lumière l’une de l’autre.
En combinant leurs deux récits de vie, on en arrive pourtant à une histoire commune : celle de l’évolution de la région.
D’AMOUR ET DE GUERRE
Ces deux mamies commencent leur vie de jeune femme au sortir de la deuxième guerre mondiale.
Mamie Vonvon : « Je l’ai rencontré à un bal au village voisin. Il sortait de prison tout juste… La guerre venait de finir.»
Les trois temps d’une valse dansée au sous-sol de la salle communautaire ont menés les deux nouveaux amoureux jusqu’au perron de l’église : enterrant de blancs confettis les noirs souvenirs des dernières années. Je voudrais poser mille questions sur ce jeune homme dont les jours étaient comptés, et qui s’est vu sauvé par le miracle de l’armistice : Comment est-il parvenu à oublier les sombres jours du cachot au milieu des bals et des odeurs féminines? Comment on demande la main d’une femme après avoir cru mourir? Comment redevient-on un homme civil après avoir mis sa vie en jeu pour la patrie ? Et encore d’autres questions me viennent : Comment un homme qui a connu la peur, la poudre et la boue, peut-il tendrement caresser la joue de sa femme? Y pensait-il? L’a-t-il oublié? Peut-on jamais partager les pensées intimes d’un ancien prisonnier de guerre? Mais la conversation divague et Mamie Vonvon passe au récit de ses premières années de mariage : deux ans passées dans la maison familiale de La Bouledoire en attendant de trouver un logement à Limoges, l’arrivée de Serge le premier fils, puis le déménagement pour la ville… Je n’insiste pas.
Je mange ma tranche de veau sauce crème et alimente très cordialement la conversation, mais mon esprit a prit du recul. Il est occupé à prendre conscience que je suis Américaine jusque dans la mémoire de mes grand-mères. Américaine, non pas dans le sens de États-Unienne! – C’est fou comme les États-Unis ont pris possession de notre continent forçant le monde entier à oublier que les Canadiens, les Québécois et les peuples autochtones, occupent et définissent également l’Amérique du Nord. L’histoire de ce territoire se construit entre ces quatre entités ayant subit différentes colonisations, pour ensuite vivre différents mouvements d’indépendance. L’Amérique du Nord est multiple malgré les apparences internationales. Être Américaine pour moi, ne signifie pas appartenir aux États-Unis, parler anglais, et faire la guerre à l’Irak. Non. L’Amérique pour moi, c’est appartenir à de vastes paysages, c’est vivre au présent où les choses ne sont pas immobilisées par les traditions du passé, c’est des collaborations internationales libres de toutes connotations historiques, c’est fêter ses 400 ans d’existence, c’est porter la honte d’un génocide Amérindiens dont personne ne parle, c’est la résistance à l’assimilation anglophone, c’est la quête de l’indépendance, c’est la jeunesse culturelle, c’est de se positionner entre le pacifisme du Canada et la vision guerrière de notre voisin du Sud. L’Amérique francophone c’est être séparé du reste de la Francophonie par un océan, c’est réinventer son français pour en faire une langue unique, une langue d’Amérique française. Mon Amérique, celle que j’habite, c’est de ne jamais avoir entendu mes grands-parents raconter des histoires de guerre. L’Amérique du dernier siècle, c’est de ne jamais avoir vécu la guerre sur son territoire.
Et donc, la France, c’est quoi? À mes oreilles d’Américaine, c’est des siècles d’aller-retour entre les déchirures et les unions. La France, c’est Mamie Vonvon qui parle de sa jeunesse vécue dans son patelin et qui du même coup témoigne des grands bouleversements géopolitiques des années 40-50 dont les issus ont changé la face du monde.
Dans l’après-midi, ma rencontre avec Madame Dumond, 88 ans, me donne la même impression : celle d’une imbrication impudique entre les histoires personnelles et celles du pays.
Madame Dumond : « À 25 ans, j’ai eu mon premier vélo. Oh, je l’aimais mon vélo. J’allais de la maison au village avec. C’est le moyen de transport idéal pendant la guerre. Mais deux jours après l’avoir eu, je me le suis fait voler. J’ai demandé à mon voisin, il m’a dit que c’était le maquis. Pendant la guerre, le maquis perquisitionnait tous les moyens de transport. Y’avait bon dos le maquis! Des années plus tard, j’ai trouvé mon vélo dans la cave de c’te maudit voisin-là. Maquis, maquis, on en a fait des choses en son nom à lui. Le monde faisait ce qui pouvait. Mais moi je voulais pas d’embrouilles. J’ai rien dit, je m’en suis acheté un autre. Toute ma vie j’ai fait ça, éviter les embrouilles. »
Éviter les embrouilles certes, mais ménager ses efforts ça non par exemple! La vie de Madame Dumond est un récit incroyable de détermination. Son regard en est le témoignage, et le permis de conduire, obtenu en 1949, qu’elle nous montre fièrement, la preuve.
Madame Dumond: « J’étais belle hein? 29 ans! J’ai passé mon permis à 29 ans, avec une camionnette C4. Il fallait mettre des coussins sous mes fesses pour que je puisse voir comme il faut la route. Mon homme n’a jamais conduit. J’étais son chauffeur. Aujourd’hui, même avec mes 88 ans, je conduis encore. Oh, je fais attention, mais je conduis encore. J’ai pas sorti la voiture depuis novembre dernier… Mais je conduis encore. »
Ce permis de conduire les automobiles c’est l’indépendance faite papier. Grâce à lui, Marie-Louise a pu tenir tête à son mari, à la distance, à l’ère du temps qui n’était pas toujours favorable aux femmes, et aujourd’hui à l’isolement et à la vieillesse.
FAMILLE ET TERRITOIRE
Mamie Vonvon et Madame Dumond ont toutes deux, à plus de quatre vingt ans, une énergie et une vivacité surprenantes. Toutes deux ont survécu à leur mari. C’est donc vrai ce qu’on dit sur l’espérance de vie des femmes… C’est donc vrai que ce sont elles qui doivent assurer la passation du bien familial puisque qu’elles sont les dernières survivantes d’une génération.
Mamie Vonvon : «Oui, on a toujours habité dans la région… Notre famille y est installée depuis… Depuis la fin des années 1700. »
Je crois que c’est une erreur, que j’ai mal entendu, mal enregistré. Elle enchaîne :
«Notre ancêtre avait un château, un petit château, en bas de la côte là. Et depuis, la famille s’est toujours trouvée dans la région. »
Eh oui, j’ai bien compris. Depuis plus de deux cents ans sa famille habite dans un rayon d’une centaine de kilomètres carrés. Dans ces cas, l’attachement au paysage est si grand que la simple question : « Tu viens d’où? » prend tout son sens. Entre La Bouledoire, Saint-Bonnet Avalouze, Saint-Bonnet La Rivière ou Marc La Tour il y a visiblement un monde.
Mamie Vonvon me fait visiter son terrain : d'abord sa maison actuelle, puis derrière l’ancienne maison familiale, avec la porcherie et le poulailler attenants, la ferme des vaches et des chèvres devenue garage. Tout en pierres! Au Québec, le bois, ressource naturelle plus qu’abondante, a signé la vie éphémère de nos constructions. Rares sont les bâtisses qui ont vu cinq générations vivre en leur mur.
La maison de Mamie Vonvon a été rénovée en 1970. On a recouvert la pierre de murs de bois et de plâtre pour l’isolation, on a modernisé la cuisine et… les citoyens de La Bouledoire ont eu l’eau courante! En 1970. Elle se rappelle de la date à cause du chantier de rénovations.
Mamie Vonvon : "Et vous au Canada? Vous avez l’eau courante?"
Je souris. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’on pouvait me poser cette question. Et pour cause : de paire avec le bois, l’eau fait partie des plus belles richesses de ma province. Elle fût même la clé de la nationalisation de nos ressources et par conséquent de nos finances, permettant enfin aux Québécois, amers des politiques fédérales, d’être « maîtres chez nous», mouvement fort des années 1970. Au moment où Mamie Vonvon accédait à l’eau courante, de gigantesques barrages hydro-électriques se construisaient au Québec. Ressources qui aujourd’hui nous permettent d’exporter notre hydro-électricité aux États-Unis et d’ignorer les compteurs d’eau.
Je souris, me disant que derrière cette question naïve, c’est le mythe de la fameuse cabane rustique au Canada qui subsiste. Cela ne me déplaît pas. Ça me permet de constater que je vibre d’amour véritable pour cette patrie qui m’a construite. Cette vision persistante d'un Québec rural me permet de me placer en ambassadrice et en défenderesse de ce coin de pays où la force de la nature n’a d’égale que la bonhommie de ses habitants.
Si avec Mamie Vonvon je découvre l’histoire d’une famille sédentaire qui coule des jours agréables sur la même terre depuis près de 300 ans, avec Madame Dumond c’est le récit d’une quête identitaire qui m’est racontée par le biais de son appartenance au territoire.
Madame Dumond, orpheline, nous raconte avec aplomb un passé avec lequel elle a visiblement fait la paix.
Madame Dumond : « Qu’est-ce que tu voulais qu’elle fasse de nous autres ma pauvre mère? Qu’est-ce que tu voulais d’autre? Elle nous a mis à la DDASS. Ma sœur jumelle pis moi. J’ai une sœur jumelle. Ils nous ont placées dans le même village, mais dans deux familles différentes, sans nous dire qu’on était des sœurs. Je savais pas que c’était ma sœur, jusqu’à tard dans ma vie. On était à la même école, même classe, mais on savait pas. Plus tard, j’ai su. Que c’était ma sœur. Mais jamais pourquoi ils nous ont séparées. On a pas eu la même vie. Je veux pas dire que ça été plus facile pour elle… mais elle était enfant unique. Moi j’ai grandit avec trois garçons. Je savais me défendre. À seize ans, on m’a placée sur des fermes. Pour garder les moutons. C’est pas la même vie qu’enfant unique, hein? Pas la même…
« Ma mère je l’ai retrouvée. Un hasard. Après ma maladie en 1949 j’ai eu ma pension d’invalidité. Je suis allée à la Mairie, pour mon extrait de naissance. Le conseiller qui était là, je le connaissais, il me connaissait. Il a ouvert le registre, et m’a laissée le consulter toute seule. Je l’ai vu écrit : le nom de ma mère. C’est la première fois que je le voyais. Marie de Saint-Bonnet de la Rivière… Une fille mère. La pauvre. Je suis allée la voir. Elle avait rien. Ça faisait pitié. C’est mon mari qui lui a parlé en premier. Moi j’ai attendu dans la voiture. Elle lui a dit à mon mari, qu’elle avait juste une fille. Qu’elle avait accouché de deux, mais qu’une était morte. La morte, c’était moi. Qu’est-ce que tu voulais qu’elle fasse de nous la pauvre femme. »
Suit ensuite le récit du Tabac qu’elle a acheté elle-même sans l'aide de son mari, la maison qu’elle a trouvé ici à Saint Bonnet Avalouze, le paysage qu’elle a aimé, qu’elle aime toujours. « Je me lève, je regarde devant moi, et je me dis que c’est beau. Je suis toujours bien ici. » Et les mois d’hiver qu’elle doit maintenant passer chez sa fille à Clermont-Ferrand parce que trop faible. Puis, elle nous dit que sa sœur elle vit dans un foyer. Elle nous dit, qu’elle est triste pour sa sœur. Et que elle, elle a de la chance, c’est encore beau dehors le matin quand elle se lève.
Je n’ai pas assez de ces quelques lignes pour témoigner des kilomètres d’existence qu’a parcourus Marie-Louise Dumond, malgré qu’elle n’ait jamais quitté la Corrèze en 88 ans. Les grandes routes ne sont pas toujours nationales, bien souvent elles ne sont que personnelles…
Et puis, avant de sortir de table mamie Vonvon avec son franc parlé m’interpelle : « Tu poses beaucoup de questions je trouve. »
Je lui explique ma démarche, mon questionnement sur le paysage qui nous forge, mes souvenirs d’enfance et le chemin de mes parents de leur ville d’origine à celle où ils m’ont conçue, les quelques douze heures de route qui séparent ces deux régions, et puis comment j’en suis venue à l’écriture.
« Il me semblait bien qu’il y avait quelque chose de pas normal. Parce que les jeunes, les jeunes d’aujourd’hui, ils ne sont pas aussi curieux que ça d’habitude. Les jeunes s’intéressent pas d’habitude. »
Je souris encore. Il y a quand même des choses qui sont internationales : comme le regard nostalgique de l’âge sur une jeunesse qui lui échappe.